LES CARRIOLES HORS DU TEMPS
À la manière de Charles Péguy
Vous n’avez plus connu
Ni vous ni moi
Cette vie jetée sur tout un peuple
Condamné d’avance à mourir de froid
Vous n’avez plus connu
Ces marcheurs bottés
Ces coureurs fatigués
Dormant dans les sapinages
Guettant les grands oiseaux
Et le pelage doux
Vous n’avez plus connu
L’hiver à chaque pas
Ces maisons calées jusqu’aux lucarnes
Cette neige tombant en peaux de lièvres
Vous n’avez plus connu
Ni vous ni moi
Ces constructeurs de traîneaux
Et de carrioles hors du temps
Vous n’avez plus connu
Le fusil au champ
Les arbres percés de chalumeau
Ces laboureurs et ces faucheurs
Dépendant du pis et des épis
Vous n’avez plus connu
Ces brodeuses et ces fileuses
Penchées sur la roue disparue
Vous n’avez plus connu
Cette patience à longueur d’année
Ni vous ni moi
Mêlant et démêlant
Le foin et les fils d’or
Avec la fourche de maintenant
Vous n’avez plus connu
Les boîtes de conserves
Changées en pots de géraniums
Les pruniers d’habitant
Les pommes surettes dans l’arbre
Les oiseaux avec le linge
Sous les larmiers des galeries
Vous n’avez plus connu
Le lin pour rouler la pâte
Les épluchures dans le tablier
Les bassines de l’accouchement
Le ber et la berçante
Vous n’avez plus connu
Le chant de l’harmonium
La peine s’égrenant aux chapelets
La solitude de bancs de quêteux
Et de bancs d’église
Surtout vous n’avez plus connu
Ni vous ni moi
Cette langue féconde
Débordant les granges et les étables
Ce fleuve ce patrimoine bleu
Qu’on range maintenant
Dans des coffres de cèdres
Comme on plie la courtepointe
Des velours anciens
Christiane Loubier